Les eVTOL n’ont pas un problème d’aérodynamique ou de logiciels, mais de densité énergétique des batteries, encore très loin du kérosène. Analyse technique.
Les eVTOL cristallisent beaucoup d’espoirs autour du taxi aérien électrique. Sur le papier, la propulsion électrique distribuée, la redondance des moteurs et l’absence d’émissions locales cochent toutes les cases. Pourtant, un verrou domine tous les autres : la densité énergétique des batteries. Aujourd’hui, un litre de kérosène embarque environ quinze fois plus d’énergie utile qu’un kilogramme de batterie Li-ion aviation, une fois pris en compte le rendement des chaînes de propulsion. Cette réalité se traduit immédiatement en autonomie limitée et en charge utile réduite, surtout pour un appareil qui doit décoller et atterrir verticalement. Les eVTOL sont obligés de vivre dans un « couloir » opérationnel étroit : quelques dizaines de kilomètres, peu de passagers, très peu de marge. Les futures batteries à état solide promettent de multiplier par deux la densité énergétique des packs, mais restent, pour l’essentiel, au stade de prototypes ou de roadmaps industrielles. Tant que ce saut n’aura pas lieu, le problème des eVTOL ne sera pas le logiciel, la certification ou le bruit : ce sera leur carburant électrique lui-même.
La promesse des eVTOL face à un verrou purement énergétique
Les constructeurs d’eVTOL ont démontré qu’ils savent concevoir des configurations aérodynamiques crédibles : multicoptères, tilt-rotors, tilt-wings, fans carénés. Les architectures distribuées permettent une bonne redondance et une gestion fine de la poussée. Les moteurs électriques offrent un rendement très élevé, supérieur à 90 %, avec peu de pièces mobiles et un couple disponible immédiatement.
Du côté des systèmes, la maîtrise de la commande de vol, du contrôle moteur, du management thermique et de la navigation est solide, car elle s’appuie sur des briques déjà éprouvées dans l’aviation et l’automobile. Le bruit est un vrai sujet, mais les mesures montrent déjà des gains importants par rapport aux hélicoptères classiques.
Là où tout se complique, c’est sur la question du « carburant ». Les eVTOL ne souffrent pas d’un manque de puissance instantanée : les batteries actuelles savent délivrer quelques mégawatts pendant le décollage. Le problème est la quantité totale d’énergie stockable pour un poids donné. C’est ce ratio énergie par kilogramme qui fait toute la différence entre une architecture crédible et un modèle condamné à rester un démonstrateur.
La réalité de la densité énergétique : batteries Li-ion contre kérosène
Un rapport brut de 1 à 50 au niveau chimique
Le kérosène de type Jet A-1 affiche une densité énergétique d’environ 43 MJ/kg, soit près de 11,9 kWh/kg.
Les meilleures batteries Li-ion pour eVTOL atteignent aujourd’hui, au niveau cellule :
- entre 200 et 260 Wh/kg pour les chimies classiques NMC/NCA,
- parfois autour de 280 à 300 Wh/kg sur des cellules optimisées pour l’aviation.
Au niveau pack, une fois ajoutés le boîtier, le système de refroidissement et l’électronique, on tombe plutôt entre 180 et 235 Wh/kg. Joby Aviation communique par exemple sur un pack de 235 Wh/kg, à partir de cellules à 288 Wh/kg.
Le rapport brut d’énergie massique entre le kérosène et une batterie Li-ion pack est donc de l’ordre de 11 900 / 235 ≈ 50. Autrement dit, à quantité d’énergie chimique égale, il faut environ cinquante fois plus de masse de batterie que de carburant liquide.
Un rapport « utile » d’environ 1 à 15 pour l’eVTOL
Les défenseurs de l’aviation électrique ont raison de rappeler que le moteur thermique gâche une grande partie de l’énergie du carburant sous forme de chaleur. Une turbine n’exploite qu’environ 35 à 40 % de l’énergie contenue dans le Jet A-1, là où une chaîne électrique (batterie + électronique + moteur) dépasse souvent 80 à 90 % de rendement.
Si l’on compare l’énergie utile :
- côté kérosène : 11,9 kWh/kg × 0,35 ≈ 4,2 kWh utiles/kg,
- côté batterie : 0,235 kWh/kg × 0,9 ≈ 0,21 kWh utiles/kg.
On arrive à un ratio de l’ordre de 1:20. En ajoutant le fait qu’on n’utilise en pratique qu’une fenêtre de 60 à 70 % de l’état de charge (pour préserver la durée de vie et garder des réserves réglementaires), on retombe sur un facteur « opérationnel » d’environ 1:15 entre les batteries et le kérosène.
Ce facteur est déjà suffisant pour plomber l’autonomie des eVTOL et leur charge utile. Il explique pourquoi la plupart des projets sérieux se contentent de rayons d’action de 30 à 50 km avec réserves, et non pas de sauts régionaux de 200 à 300 km.
Les conséquences directes sur autonomie et charge utile des eVTOL
Des profils de mission extrêmement contraints
Un eVTOL doit fournir de fortes puissances lors des phases verticales : décollage, stationnaire, transition. Ces phases consomment énormément de puissance, donc beaucoup d’énergie en peu de temps. Pour garder une marge, la conception impose des batteries surdimensionnées en puissance, mais limitées en énergie totale.
Des travaux académiques montrent qu’un eVTOL visant 200 miles (322 km) de range aurait besoin d’environ 300 Wh/kg au niveau pack, voire davantage, pour rester compatible avec une charge utile raisonnable. Aujourd’hui, on est plutôt entre 180 et 235 Wh/kg dans les projets en cours de certification.
Concrètement, cela signifie :
- des missions typiques de 20 à 40 km en environnement urbain ou périurbain,
- des réserves réglementaires difficiles à respecter si le trafic impose des attentes,
- une sensibilité extrême au vent, au poids réel des passagers et aux déroutements.
Joby affiche par exemple un objectif d’environ 240 km de distance maximale, mais avec un profil de mission très optimisé et des hypothèses agressives. Lilium vise 175 km avec des cellules annoncées à 319–330 Wh/kg, mais au prix d’un profil très énergivore en puissance lors des phases de transition.
Une charge utile mécaniquement sacrifiée
Pour un eVTOL de 2 000 kg de masse maximale au décollage, un pack batterie de 500 kg à 230 Wh/kg ne stocke que 115 kWh. Une fois déduits les marges de sécurité, il reste de quoi voler quelques dizaines de minutes avec une puissance de l’ordre de 400 à 600 kW en pointe.
La masse batterie représente alors 25 % de la masse totale. Si l’on tente d’augmenter l’autonomie en doublant la masse batterie, on réduit d’autant la masse disponible pour :
- les passagers,
- le pilote (tant qu’il existe),
- les systèmes et la structure,
- les options de redondance et de confort.
Le compromis est brutal : plus d’autonomie signifie moins de charge utile. Pour un taxi aérien électrique, qui doit transporter au moins trois ou quatre passagers payants pour être rentable, ce compromis devient rapidement insoutenable.
C’est ici que la densité énergétique des batteries apparaît comme le verrou central. Tant qu’elle reste autour de 200 Wh/kg au niveau pack, l’eVTOL reste cantonné à des missions ultra-courtes avec peu de passagers.
Les limites physiques et pratiques des batteries Li-ion actuelles
Un plafond technologique difficile à dépasser
Les chimies Li-ion actuelles ont fait d’énormes progrès. Mais la plupart des revues scientifiques convergent : au niveau cellule, la fenêtre réaliste se situe aujourd’hui entre 200 et 300 Wh/kg, avec un plafond théorique autour de 400 à 500 Wh/kg pour les meilleures variantes.
Passer de 250 à 300 Wh/kg au niveau pack exige des matériaux plus riches en nickel, des anodes à base de silicium, des séparateurs plus fins. Ce gain se paie en :
- stabilité thermique plus délicate,
- sensibilité accrue à la dégradation,
- coûts de production plus élevés.
Or un eVTOL ne peut pas se contenter de quelques centaines de cycles : il lui faut plusieurs milliers de cycles à haute puissance, avec un profil d’utilisation agressif (montées rapides en puissance, recharges fréquentes, températures variées).
Un problème de fenêtre utilisable et de vieillissement
Même si l’on dispose de 235 Wh/kg au niveau pack, toute cette énergie n’est pas utilisable en opération. Les marges de sécurité et la protection de la durée de vie imposent typiquement :
- de ne pas descendre en dessous de 20–30 % d’état de charge,
- de ne pas monter systématiquement au-delà de 90–95 %,
- de limiter les courants de charge les plus agressifs.
Lilium, par exemple, explique que certaines phases critiques de vol doivent être terminées avant 20 % de charge restante, faute de quoi la batterie ne peut plus délivrer la puissance exigée pour le vol stationnaire.
Avec l’âge, la situation se dégrade encore : les cellules perdent une fraction de leur capacité, augmentent leur résistance interne et chauffent davantage pour une même puissance. L’opérateur doit alors réduire la masse embarquée (passagers ou carburant électrique) pour rester dans la même enveloppe de sécurité.
Le résultat est sans appel : aux performances limitées par la densité énergétique du Li-ion s’ajoute un rétrécissement progressif des capacités avec le vieillissement.
L’espoir des batteries à état solide et des solutions hybrides
Ce que promet vraiment l’état solide
Les batteries à état solide se présentent comme la prochaine grande marche. En remplaçant l’électrolyte liquide par un électrolyte solide, on espère :
- augmenter la densité énergétique (plus de lithium actif, moins de composants inertes),
- améliorer la sécurité (moins de risque d’emballement thermique),
- autoriser des charges rapides et des températures de fonctionnement plus larges.
Plusieurs acteurs annoncent déjà des prototypes entre 300 et 400 Wh/kg au niveau cellule, parfois 500 Wh/kg pour des concepts de laboratoire ou des produits dits « condensed » proches du solide. QuantumScape parle de 301 Wh/kg pour une cellule QSE-5, tandis que CATL a présenté une batterie « condensed » à 500 Wh/kg destinée explicitement à l’aviation.
D’autres industriels et études évoquent des objectifs de 400 à 500 Wh/kg pour des produits solid-state prévus à l’horizon 2030–2035.
Si l’on applique ces chiffres à l’eVTOL, un pack à 400 Wh/kg au lieu de 200 Wh/kg doublerait immédiatement :
- soit l’autonomie des eVTOL,
- soit la charge utile,
- soit un compromis des deux.
Autrement dit, on passerait de 30–50 km utiles à 80–150 km sur le même appareil, ou on accepterait quatre à cinq passagers au lieu de deux.
Les incertitudes sur le calendrier et l’industrialisation
Là encore, il faut être franc : la batterie à état solide pour l’aviation n’est pas pour demain matin. Les annonces actuelles portent sur :
- des cellules prototypes, souvent de petite taille,
- des démonstrateurs pour l’automobile,
- des calendriers industriels qui parlent de « masse critique » autour de 2030–2035.
Or l’aviation est plus exigeante que l’automobile. Elle demande :
- une très forte densité de puissance pour les phases VTOL,
- une tenue au froid jusqu’à –20 ou –30 °C,
- des milliers de cycles avec un profil très agressif,
- une traçabilité complète et une certification lourde.
Il est probable que les premières batteries à état solide vraiment adaptées aux eVTOL n’arrivent que quelques années après leur adoption dans les voitures haut de gamme. La filière devra aussi absorber des coûts élevés et mettre en place des chaînes de production extrêmement contrôlées.
D’ici là, les eVTOL devront vivre avec des batteries Li-ion, éventuellement hybrides (condensed, semi-solide, Li-métal partiel), qui n’apporteront qu’un gain incrémental, pas un saut d’ordre de grandeur.
Un futur des eVTOL suspendu à quelques Wh/kg
Les débats publics sur les eVTOL tournent souvent autour de la gestion de l’espace aérien, de l’acceptabilité du bruit ou des risques de collision. Ces sujets sont réels, mais ils relèvent surtout de l’ingénierie des systèmes et du droit aérien. Ils évolueront avec le temps, comme pour les drones.
Le paramètre qui ne se contourne pas, lui, reste la densité énergétique des batteries. Tant que l’écart restera de l’ordre de 1:15 par rapport au kérosène en énergie utile, le taxi aérien électrique restera limité à des niches : navettes courtes, liaisons point à point très spécifiques, segments premium prêts à payer cher une autonomie réduite.
Quelques dizaines de Wh/kg supplémentaires, gagnés au niveau pack et validés en conditions réelles, peuvent modifier profondément cette équation. Passer d’un pack à 230 Wh/kg à 350 ou 400 Wh/kg, c’est ouvrir la porte à de vraies liaisons interurbaines, à des réserves confortables et à une charge utile digne d’un transport commercial.
Le destin des eVTOL ne se jouera donc pas seulement dans les salles de calcul des avionneurs, mais aussi dans les laboratoires électrochimiques. C’est là que se décidera si le taxi aérien électrique reste une technologie de démonstration ou devient une brique crédible du transport du quotidien.
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